Au début des années 2000, alors qu’Internet commençait à peine à s’intégrer dans notre quotidien, je suis tombé sur un groupe qui allait profondément influencer mon parcours musical. C’était une époque avant les plateformes de streaming, avant la facilité de découvrir de la musique en quelques clics. À cette époque, il fallait creuser profondément, et c’est exactement ce que j’ai fait. J’ai découvert Dredg en ligne, presque par hasard, je pense à travers un site qui existe encore aujourd’hui : theprp.com. La description de leur musique était suffisamment captivante pour éveiller ma curiosité, me poussant à télécharger quelques-unes de leurs chansons, laborieusement, une par une, sur Napster ou peut-être une autre plateforme de partage de pair à pair — un processus qui, à l’époque, pouvait prendre tout un après-midi.
Dès que j’ai entendu leur son unique, j’ai été accro. Il y avait quelque chose de fascinant dans leur mélange de rock atmosphérique et dans la qualité presque opératique des voix de Gavin Hayes qui les distinguait de tout ce que j’écoutais à l’époque. Leur premier album, Leitmotif, est devenu une obsession pour moi. Je me souviens d’avoir commandé le CD en ligne des États-Unis, ce qui m’a probablement fait devenir l’un des premiers en France à le posséder. C’était une période où commander de la musique de l’autre côté de l’Atlantique ressemblait à un saut dans l’inconnu, mais pour Dredg, c’était un saut que j’étais plus que disposé à faire.
Leitmotif et El Cielo : Un départ parfait
Leitmotif, sorti en 1999, était le premier album complet de Dredg après quelques EPs. Ils l’ont sorti de manière indépendante, jusqu’à ce qu’il soit réédité par Interscope Records en 2001 (la version que j’ai reçue, dans un simple papier kraft avec seulement le nom du groupe). L’atmosphère sombre et lourde de l’album, combinée à une narration complexe, créait une expérience immersive à la fois envoûtante et éclairante. À ce jour, Leitmotif reste, à mon avis, un album parfait — impeccable dans son exécution et profond dans son impact. Le genre d’album qui doit être écouté dans son ensemble, c’est une sorte d’expérience chamanique.
Mais Dredg ne s’est pas arrêté là. Ils ont enchaîné avec El Cielo en 2002, un album qui a porté leur rock atmosphérique à de nouveaux sommets. El Cielo était un album concept, s’inspirant du tableau de Salvador Dalí « Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une grenade une seconde avant l’éveil » et du phénomène de la paralysie du sommeil. L’album était un voyage surréaliste, à la fois musicalement et thématiquement, avec l’approche expérimentale du groupe et les voix montantes de Hayes créant une expérience hors du commun. El Cielo n’a pas seulement répondu aux attentes fixées par Leitmotif; il les a surpassées, consolidant la place de Dredg en tant que groupe capable de créer des mondes entiers au sein de leur musique.
Pour moi, ces deux albums sont parfaits, chacun offrant une expérience distincte mais complémentaire. Alors que Leitmotif vous enveloppe dans son étreinte sombre et introspective, avec des traces de leurs débuts nu metal, El Cielo vous élève dans un état onirique, explorant les frontières de la réalité et de l’inconscient. Ces deux albums sont des chefs-d’œuvre de la scène rock alternatif et progressif du début des années 2000 (le terme subjectif « Art Rock » correspond parfaitement à Dredg à cette époque).
Catch Without Arms : Le sommet et le tournant
Le troisième album de Dredg, Catch Without Arms, sorti en 2005, a marqué à la fois le sommet de leur carrière et le début d’un changement dans leur direction musicale. L’album était plus accessible que ses prédécesseurs, avec un son plus propre et plus poli qui conservait néanmoins la complexité signature du groupe. Des chansons comme « Bug Eyes » ont propulsé Dredg sous les projecteurs grand public, leur valant leur premier succès important dans les charts et une exposition sur MTV.
Bien que Catch Without Arms soit indéniablement un excellent album, avec des morceaux qui mettaient en valeur l’évolution et l’ambition du groupe, il n’atteignait pas tout à fait le même niveau de cohésion et d’atmosphère que Leitmotif et El Cielo. La musique évoluait — devenant plus accessible, certes, mais aussi moins sombre et plus profonde, avec des touches de funk et de groove qui commençaient à s’infiltrer dans le mélange. Pour certains fans, c’était une progression bienvenue; pour d’autres, cela marquait le début d’un éloignement du style plus introspectif du groupe.
Performances live : Une machine à claques
L’un des aspects les plus mémorables de Dredg était leurs performances live. J’ai eu la chance de les voir en concert plusieurs fois à Paris, ainsi qu’à des festivals à travers l’Europe durant les périodes El Cielo et Catch Without Arms. Ces performances étaient tout simplement électrisantes. L’énergie de Dredg sur scène était palpable, chaque membre apportant sa touche unique au spectacle.
Le batteur Dino Campanella était une force de la nature, cassant souvent ses baguettes en plein concert en raison de l’intensité de son jeu. Sa capacité à jouer du piano d’une main tout en battant de l’autre était un spectacle en soi, démontrant son talent extraordinaire et ajoutant une couche de complexité à l’expérience live. Pendant ce temps, la présence scénique de Gavin Hayes était magnétique, ses voix opératiques et sa théâtralité captivant le public. Il jouait souvent une guitare slide personnalisée avec un tournevis, ajoutant un élément visuel et auditif supplémentaire à leur performance déjà riche.
Ces concerts étaient l’endroit où Dredg prenait véritablement vie. Les chansons prenaient une nouvelle dimension, avec la performance dynamique du groupe faisant ressortir des nuances qui pouvaient parfois être perdues sur l’album. Des morceaux comme « Same Ol’ Road, » « Triangle, » et « The Canyon Behind Her » se transformaient en expériences presque mystiques, laissant moi et de nombreux autres spectateurs profondément émus.
The Pariah, The Parrot, The Delusion: Un mélange d’ancien et de nouveau
Lorsque Dredg a sorti The Pariah, The Parrot, The Delusion en 2009, le groupe avait subi des changements significatifs, tant sur le plan musical que sur celui de leur place dans l’industrie. N’étant plus avec Interscope Records, ils ont sorti l’album de manière indépendante, marquant un retour à leurs racines plus expérimentales. L’album était un mélange des éléments atmosphériques de El Cielo et du rock plus accessible de Catch Without Arms, mais avec un virage notable vers un son plus pop.
Il y avait des moments de brillance, avec des titres comme « Information » qui mettaient en évidence le talent du groupe pour créer des chansons à la fois accrocheuses et complexes. Cependant, il y avait aussi des moments où le ton plus léger et plus joyeux de l’album semblait en décalage avec le matériel plus sombre du groupe. Malgré ces incohérences, l’album restait une entrée solide dans leur discographie, prouvant que Dredg pouvait évoluer sans perdre entièrement leur essence.
Chuckles and Mr. Squeezy: Un virage controversé
Le cinquième album de Dredg, Chuckles and Mr. Squeezy, sorti en 2011, était un départ significatif de tout ce qui avait précédé. Produit par Dan the Automator, l’album adoptait un son pop, orienté vers l’électronique, qui a laissé de nombreux fans de longue date déçus. Les guitares qui avaient autrefois été au premier plan de leur musique étaient reléguées à l’arrière-plan ou carrément omises, remplacées par des rythmes électroniques et des synthés qui semblaient mieux convenir à un groupe entièrement différent.
Bien que Chuckles and Mr. Squeezy n’était pas sans mérite — il restait des traces du génie du groupe dans des titres comme « The Thought of Losing You » —, il était clair que Dredg avait pris un risque qui n’a pas tout à fait payé. L’album semblait être un pas de trop dans leur expérimentation, aliénant de nombreux fans qui les suivaient depuis le début. Pour moi, et pour beaucoup d’autres, Chuckles and Mr. Squeezy a marqué la fin d’une époque. Le groupe a fait une pause prolongée peu de temps après sa sortie.
Influence et actualité
En regardant en arrière sur la carrière de Dredg, il est clair qu’ils étaient un groupe en avance sur leur temps. Leur capacité à mélanger les genres, à expérimenter avec le son, et à créer des albums immersifs et conceptuels les a distingués de leurs pairs. L’influence de Dredg sur les scènes rock alternatif et progressif est indéniable, mais leur son était si unique que les groupes qu’on pourrait citer comme influencés n’ont au final que peu à voir avec eux (The Dear Hunter, Circa Survive, Oceansize, Coheed and Cambria, Kaddisfly, Thrice, Haken, The Intersphere, O’Brother, Fair to Midland).
Pour moi, Dredg restera toujours le groupe qui m’a introduit aux possibilités de la musique au-delà du mainstream. Ils ont été une porte d’entrée vers un monde de sons et d’émotions que je ne connaissais pas, et leurs premiers albums restent aussi puissants aujourd’hui qu’ils l’étaient lorsque je les ai entendus pour la première fois. Le parcours de Dredg les a peut-être conduits sur des chemins inattendus, mais la musique qu’ils ont créée à leur apogée reste intemporelle — un témoignage de leur créativité et de leur vision.
Le groupe ne s’est jamais vraiment séparé et il semblait parfois qu’ils se réuniraient à nouveau, ils mentionnaient l’idée sur les réseaux sociaux, mais rien ne s’est concrétisé. On attend toujours une tournée de retour du Dredg des jours de Leitmotif et El Cielo ! Même s’ils n’ont rien annoncé officiellement, il semble qu’ils travaillent sur un nouvel album après 15 ans de silence. On ne peut qu’espérer que Dredg puisera à nouveau dans la magie qui a fait d’eux un group culte dès leurs débuts.