« Les trois accords du hardcore fournissent à ses fans des murs qui les enferment en excluant tout monde extérieur – même quand ils saccagent la turne. » Lester Bangs in The Village Voice, 1982.
C’est peut-être au regard de ce genre de considération médusée que Ian MacKaye quitte le radeau du punk-hardcore en 1983, mettant ainsi fin au projet Minor Threat. Quatre ans pour digérer tout ça. 1987 : Fugazi voit le jour. Fugazi l’affranchi. Mais Fugazi conserve des stigmates jusque dans son nom… (Pour l’anecdote Fugazi reprend les initiales du « Fucked Up, Got Ambushed, Zipped In » des GI lors de la guerre du Vietnam) « Suis foutu, pris en embuscade, suis coincé » comme ultime doigt tendu au conservatisme un rien réactionnaire d’une scène hardcore, certes réconfortante mais bien trop prévisible…
Fugazi déboule en 1993 avec son quatrième album “In on the Kill Taker” pour ce qui semble être la pierre angulaire d’une carrière à la discographie irréprochable (oui je suis fan et j’omets volontairement le faux pas “End Hits”… dont acte héhé !). Sans complexe, la rage au ventre et une sensibilité à fleur de peau, Ian MacKaye (auteur, compositeur, interprète et guitariste), Guy Picciotto (guitariste et chanteur), Joe Lally (bassiste) et Brendan Canty (batteur) s’affranchissent une fois de plus des canons de la mode (pourtant prompte en ce début de 90’s à nous laminer les oreilles de boulets grunge…) et nous balancent un nouveau pavé dans la marre du consensuel. Un rock viscéral, mettant à genoux la noise et le hardcore, nourri à la rage et à la soif d’autonomie. Une soif d’autonomie jamais étanchée.
Mais une autonomie assumée et affirmée : Dischord leur label a fait bien plus que marquer les esprits avec quelques sorties remarquées de-ci de-là. Dischord ou LE label alternatif, véritable modèle d’indépendance où une idée prédomine – celle que la musique a une valeur autre que sa désignation en tant que marchandise. Le profit vécu comme mal nécessaire. Le label repensé comme un creuset de créativité, véritable concentration d’idées et de documentation. Ian MacKaye n’a d’ailleurs créé ce label qu’à dessein de documenter, valoriser la scène hardcore de Washington.D.C. » Est-ce plus dur de rester autonome face aux médias de masse et de l’industrie du spectacle aux Etats-Unis ? Il n’est jamais dur de rester autonome – il faut juste apprendre le pouvoir de dire non. » Apprendre le pouvoir de dire non, l’utiliser, jouer avec… Des maîtres en la matière !
En attendant, nos quatre lascars vont une fois de plus donner ses lettres de noblesses à la diaspora hardcore et à plus forte raison rock. Ok les guitares giclent dans tous les sens, les lignes de basse suivent toujours ce flow chaotique et la caisse claire vous obsède. Dit ainsi quoi de plus singulier au sein d’un groupe de rock qui se respecte ? Oui certes. Mais ici la noise rencontre les rythmes syncopés, la dissonance s’entiche d’une synchronisation à l’unisson des guitares de MacKaye et Picciotto, faisant écho au duo de leur chant rageur. Les mélodies et les accords copulent pour donner naissance à une nouvelle harmonie musicale préfigurant les expérimentations d’un Red Medecine lui-même coincé entre musique concrète et noisy. La noise et le hardcore se privent du luxe du vertige. Ils font un grand saut dans le vide et tombent dans les filets de Fugazi. Ils sont triturés, modelés, rendus esclave du bon vouloir de Fugazi. Mais Fugazi n’est pas ingrat. Fugazi les dompte, les polit. Mais c’est afin de les rendre plus acérés !
Dès “ Facet Squared ” le son brut vous claque en pleine gueule. Un son plus brut mais plus clair aussi qui ne fait que renforcer l’urgence d’un propos salvateur.
“Public Witness Program ” vous saute à la gorge, “Returning the Screw ” devient un hymne entêtant, “ Smallpox Champion ” vous lacère et “Rend It ” devient un single délicieux… et ainsi de suite. Le point d’orgue de cet album – s’il faut bien en trouver un – pourrait être l’hommage rendu à John Cassavetes en plage 8, ses « So shut up ! » vindicatifs et une basse chaloupée naviguant en pleine lotion de vitriol saturé prenant possession de votre corps pour une irrésistible danse expiatoire dont le ridicule n’a d’égal que son bonheur procuré –je suis sûr que vous voyez ce dont je parle…
Mais cet album après plus d’une douzaine d’année de vie semble toujours aussi vivant, actuel, indomptable et indompté. Malgré l’expression d’une rage incurable, “In on the Kill Taker” se révèle au fil des écoutes apaisant, catalyseur de tensions vous habitant et vous plongeant in fine au cœur d’une certaine abstraction, à l’image des instants les plus calmes de cet album marqués des déclamations des textes de Picciotto à la “ Last chance for a slow dance ”. Une abstraction salvatrice, un break, un apaisement. La face sombre de Fugazi en somme. Une descente au cœur de la phase dépressive de la rage avec billet de retour en première classe. Bref une transcription humaine de la rage et une honnêteté d’esprit facétieux faisant face aux joies extatiques du consortium « politiquement correct ». « I will not lie, I will not lie, I will not lie… » répète à l’infini le livret faisant écho à un « The best things in life is not made from human hands – Victor Evangelist ». En route pour la joie!
- facet squared
- public witness program
- returning the screw
- smallpox champion
- rend it
- 23 beats off
- sweet and low
- cassavetes
- great cop
- walken’s syndrome
- instrument
- last chance for a slow dance
S’il ne fallait retenir qu’un seul album de Fugazi, je choisirais celui-ci. Intemporel, énorme. La Grande Classe ! Que des hymnes, une sensibilité exacerbée qui donne un album proprement exceptionnel !
et steady diet of nothing alors? ;)
Ca viendra en temps et en heure…
i just can’t wait :D
long life eklektik!
Le meilleur du groupe avec Red Medicine !
écouté cet album aujourd’hui pour la première fois, je sais pas comment j’ai pu passer à côté, il est absolument mortel.
j’en profite pour féliciter l’équipe Eklektik, c’est le seul webzine que je fréquente assidument, les chroniques sont de très bonne qualité, c’est agréable de lire des gens qui savent écrire, et je vous dois un tas de découvertes incroyables, bravo (et merci, du coup)
Merci beaucoup, ça fait vraiment plaisir d’avoir ce genre de retour ! :)