Le post-rock a tué le rock. Ne cherchez pas le point d’interrogation. C’est dit et ça ne sera pas repris – au même titre que des vérités comme “Steven Wilson a tué Opeth” qu’il serait vain de contester. Le post-rock a accompli sa révolution oedipienne, et le linceul est jeté.
La belle formule “less is more” est venue au secours de maints albums géniaux qu’hors des “milieux autorisés” on taxait d’arnaque. Et puis le concept a supplanté la forme, comme c’est dans l’ordre des choses. L’adage devenu dogme, il est venu tragiquement donner bonne presse à une multitude de coquilles vides, et des musiciens de rock au demeurant estimables sont tombés dans le panneau par dizaines : ils ont arrêté de jouer et ont commencé à gratter. A-t-on tant loué le post-rock lumineux des Godspeed! You Black Emperor, des Bark Psychosis et des premiers Mogwai, terreau de patience, d’images fortes et de vertus architecturales, pour qu’aujourd’hui, blotti sous le prétexte de l’inertie poétique, égaré dans la fable du mouvement tellurique, on nous prive sciemment de musique parce que sa nécessité n’est plus l’évidence première.
Ecrivons le, il y a assurément une différence entre imprimer une progression subtile, même imperceptible, à une matière monolithique, et faire tourner pendant 10 minutes la même séquence d’arpèges, avec ici et là un peu de delay en plus ou en moins, une deuxième phalange de piano ou le petit grelot qui va bien… A-t-on jamais vu l’émotion, puisque c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui, l’émotion hormonale, fuser d’un riff vierge sermonné dans la nuit comme le carillon bègue d’un vieux clocher sous la bourrasque ? Oui cela arrive. Mais dans les cas les plus rares quand même, faut se raisonner. Seulement la dictature du concept blanchit toutes les paresses, et – horreur – la multitude s’en gorge. A quoi bon se taper le cul à écrire des morceaux et des albums, puisqu’un petit trousseau de riffs “efficaces” avec un peu de structure, transitions et automatismes recyclables autour, suffisent pour être labellisé grand artisan du voyage.
Comble de la perversion on rencontre dans cette industrie des gens de talent, d’un talent fou parfois. Si bien que lesdites structures deviennent plus lourdes et plus exigeantes à mettre au point que des morceaux. Mais n’en sont pas moins archi-stériles, car dans l’irrespect des dynamiques de composition les plus rudimentaires. On dira juste qu’elles sont “alambiquées”, “barrées”, “techniques”, “modernes”, à votre bon cœur ! On leur prêtera des pigmentations jazzy, groovy, funky. Tout est dans le y, c’est entendu. Heureusement que certains ont le bon goût de se faire chier en entendant ça.
Il y a là des rancœurs à nourrir. Du reste j’ai failli en vouloir à The Appleseed Cast, qui finalement n’ont pas fait grand chose pour mériter un pamphlet, si ce n’est provoquer l’instant qui fait clic. Bien fait pour leur gueule. Sagarmatha, insistons, n’est pas une fumisterie complète, mais en a tellement les apparences qu’on aurait tôt fait de s’emporter. Comme tant de fossoyeurs d’intentions avant eux, The Appleseed Cast ont donc troqué le rock pour le post-rock. Ils faisaient encore du rock sur l’excellent Peregrine aux velléités expérimentales très affirmées. Ils font désormais du post-rock à part entière. D’où une angoisse, bien légitime, à la prise de contact.
“As the Little Things Go” illustre très bien cette méprise inéluctable. On s’attable avec pas moins de six minutes d’une montée linéaire en accords imbriqués – 100% post-rock de base mais soit, c’est l’intro, pense-t-on. Puis, sans avertissement, la batterie déplie ses cannes et porte pendant deux minutes un sprint final de toute beauté, où les harmonies satinées des guitares enlacent ce chant flegmatique et lointain que l’on connaît à Christopher Crisci, comme on abriterait dans ses mains tremblantes un petit lémurien fragile dont les yeux innocents sont un instant la lumière du monde. Ovation sincère. On croit alors l’album propulsé tout schuss sur les pentes d’un indie rock plein de détails mais juteux, donné au bouillonnement ivre d’une écume providentielle. L’erreur !
Les deux morceaux suivants, “A Bright Light” et “The Road West”, affichent à nouveau plus de sept minutes au compteur, ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Hors le fait qu’un tel format était étranger à Peregrine où le titre le plus long culmine à 5’00 tout pile, il révèle sans grosse marge d’erreur que l’urgence n’a pas demeure dans ces compositions, or sans urgence point de fièvre et, plus ennuyeux peut-être, pas de totem à saisir, pas de point de convergence vers lequel projeter les énergies d’une chanson. Le son adoube l’hypothèse. Ces morceaux – et la plupart des autres après eux – ont la particularité de différer leur commencement jusqu’au point où il est trop tard pour parler de mise en route, et certainement pour leur accorder le mérite d’un plan. En clair ils moulinent, ils baguenaudent, ils bullent, dès la première note. Ils laissent traîner et s’éteindre des idées qui appelleraient un enchaînement frontal. Souvent on ne sait trop pourquoi ils ont commencé d’ailleurs. De là une certaine incompréhension, et ce sentiment de “facilité” évoqué plus haut, qui agace profondément. Ils n’en sont pas moins traversés de nombreuses choses très inspirées, le groupe ne nous a pas habitués à transiger sur ce point.
The Appleseed Cast domestiquent une géographie sonore assez unique, qui leur obéit au doigt et à l’œil pour un ravissement de l’oreille. On parlait de cette guitare à la voix divinement duveteuse, qui sait pourtant se faire rauque sur les parties plus appuyées. On peut y ajouter une basse au volume intelligemment modulé selon les événements, des percussions propres qui ne cherchent qu’à stabiliser l’ensemble, et une maîtrise des effets digitaux qui fait cette ambiance diffuse, borderline, digne d’un fantasme à la Cocteau. Ils jouent bien, juste. Comment ne pas adorer cet univers ?
Dans son créneau l’album a largement plus de nerf et de présence musicale que le dernier Sigur Rós, pour ne garder qu’une comparaison. Il n’empêche, s’il avait été autre chose… On ne demandait pas de pitance scolaire en couplet/refrain – même si c’est dans cet exercice que Peregrine plantait ses meilleures banderilles – mais on eût pardonné des raccourcis. Même un titre plus ou moins radiophonique comme “The Summer Before” pèche singulièrement par ses hésitations à se rendre plus accrocheur, alors qu’il le faudrait. Le groupe nous frustre, et on a du mal à se convaincre que c’est pour notre bien. Du reste difficile d’imaginer comment ils vont pouvoir défendre cet album sur scène sans au préalable approvisionner le public en thermos de café noir…
Sagarmatha est très beau (ouf !) mais n’existe pas vraiment.
- as the little things go
- a bright light
- the road west
- the summer before
- one reminder, an empty room
- raise the sails
- like a locust (shake hands with the dead)
- south facing col
- an army of fireflies
Houla, Ellestin est remonté contre le post-rock (et Steven Wilson par la même occasion). Bonne chronique même si je ne suis pas intéressé par l’album ^_
Ta chro me fait un peu peur. J’avais adoré Peregrine, vraiment un grand disque. Mais si le post-rock a supplanté tout le reste, je vais écouter ça avec appréhension…
Je cite « Sagarmatha est très beau (ouf !)… »
Je m’en tiendrai à cela… n’est-ce pas, entre autres choses, ce que l’on demande à la musique…aussi subjectif soit-il…