Quelle erreur firent les journalistes dans les années 90, en casant les inclassables Cranes dans la famille du shoegaze. A l’exception de Loved, l’ensemble de leur discographie est tellement varié, qu’il est impossible de les étiqueter de cette manière. C’est, d’ailleurs, ce que Jim et Alison, frère et sœur, fondateurs du groupe, fuient le plus, selon les interviews qui leur ont été accordées. En effet, leur musique n’a souvent rien de semblable aux guitares aériennes d’un My Bloody Valentine ou Slowdive. En atteste cet incroyable Wings Of Joy, premier album de ces anglais de Portsmouth révélés par feu John Peel, après deux excellents EP (Fuse, Self-Non-Self).
Si l’on devait oser une comparaison pour cet opus, ce serait davantage celle de la rencontre des Einstürzende Neubauten et Swans avec les Dead Can Dance (Within the Realm of A Dying Sun) ou Cocteau Twins (Garlands) des années 80. Les résonances industrielles, les riffs saturés, les sonorités lourdes et les ambiances éthérées y trouvent une place considérable. Par dessus ce chaos surnage, de manière quasi improbable, la voix d’Alison Shaw, atout indéniable de la formation. Son chant vaporeux et enfantin devient insidieux, presque inquiétant, confronté au marasme des guitares et des percussions. Certains l’ont comparée à « une petite fille emprisonnée dans une caisse à outils », image ô-combien pertinente pour qualifier cet album.
Un titre tel que « Starblood » est sans doute l’aboutissement le plus caractéristique de cette opposition voix/instrument : sur une rythmique lourde, imitant presque l’avancée d’un condamné vers son peloton d’exécution, Alison Shaw entame son chant fantomatique brutalement coupé par le mur métallique des riffs. Le reste du morceau est un continuel combat entre ces deux mondes, où la chanteuse semble s’époumoner pour lutter contre l’âpreté ambiante qui, bientôt, la fera taire.
Si la majorité des pistes de l’album reste fidèle à ce qui vient d’être décrit (« Living and Breathing », « Leaves of Summer », « Sixth of May »…), il faut avouer qu’une autre partie de celui-ci laisse davantage place à une douceur joliment mélancolique. Dès l’introduction de l’album « Watersong »installe ce mystère : des pizzicati synthétiques, imitant une valse, laissent la sirène respirer un instant, afin d’entonner ce qui sonne comme une véritable ode à la noyade. Plus loin, « Beautiful Sadness » aux accords de piano glaçants renvoie parfaitement à l’image d’un bal gothique, où messieurs dames vampires, et autres élégantes créatures, se délecteraient d’une sobre danse, avant le lever du jour. Enfin, « Adoration », titre cher aux fans et qui clôt l’album, laisse filtrer la passion extrême qui anime le morceau, en installant méthodiquement chaque instrument, symboles de l’éveil des sentiments, pour un final magistral.
Ainsi, s’il fallait choisir pour classer la musique des Cranes, ce n’est pas un genre que l’on retiendrait mais plutôt une sensation. Car, s’il est une constante chez le groupe, c’est bien celle-là : l’envie de traîner l’auditeur vers un monde aux sons suggestifs. Il est, alors, peu surprenant de les entendre dire que faire de la musique de film est l’un de leurs vœux les plus chers. Ils s’y sont, d’ailleurs, essayé une fois avec le magnifique « Pier Scene », composé pour un téléfilm anglais.
Tracklist:
1. Watersong (3:51)
2. Thursday (4:23)
3. Living And Breathing (3:30)
4. Leaves Of Summer (3:44)
5. Starblood (3:35)
6. Sixth Of May (4:39)
7. Wish (3:58)
8. Tomorrow’s Tears (3:59)
9. Beautiful Sadness (4:04)
10. Hopes Are High (2:59)
11. Adoration (5:28)
http://www.youtube.com/watch?v=eqUjQiQ-YNQ
Totalement en accord avec la chronique. Cet album est monumental, inoubliable. Et la voix d’Alison…
cette voix me tiendra toujours à distance de ce groupe, c’est au-dessus de mes forces, tant pis pour moi