La Photographie du « corps »

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Annee de sortie: 2012

Le corps est un terrain propice à de multiples représentations. En effet, il est autant magnifié, mis en valeur de par les courbes avantageuses des modèles utilisés, que déformé par l’aspect irréaliste que certains artistes lui attribuent, instaurant ainsi une sensation de dégoût. Le photographe français Jeanloup Sieff (1933- 2000) proposait des noirs et blancs très contrastés: constamment contrebalancés entre nudité et vêtement, peau et matière, beaucoup de ses clichés montraient le «corps parfait» celui par lequel le regard se noie dans la vertigineuse découpe de chair. 

 

Le corps s’inscrit également dans un cadre plus réaliste comme reflet d’anonymes croisés au détour d’une rue. Des anonymes en « toute intimité » où le corps est subjugué le temps d’une nuit. Brassaï (1899-1984) photographiait principalement de nuit, des passants, des clochards, des couples, des prostituées. Il replace le « corps banal » du quotidien dans une dimension artistique. Ce corps est et reste l’objet du désir, en témoigne le cliché de 1933 intitulé « Le corset » où le modèle nous est inconnu tout comme celui sur la photo de droite, un des nombreux nus de Brassaï.

Certains artistes comme l’américain Joel-Peter Witkin (né en 1939) sont fascinés par les êtres aux physiques étranges. Witkin recrute ses modèles par des annonces et retravaille les couleurs ainsi que les contrastes de l’ensemble. Il greffe ensuite un environnement densifiant davantage l’aspect baroque, sinistre et macabre par des méthodes d’assemblage notamment. Dans les travaux de Witkin, on découvre un corps atrophié, laid, difforme, meurtri : aux antipodes de l’œuvre classique mettant en exergue les charmes sensuels de la chair. Ce corps issu du même monde réel, loin d’être parfait, avec son histoire et les marques du temps laissant à penser qu’il serait improbable de l’exposer de la sorte. Et pourtant, s’il est aussi subversif de trouver beau ce qu’il est communément bon de trouver laid, c’est avant tout la réalité des charmes imparfaits, qui poussés dans l’extrême, se veulent être affichés sans pudeur. Peu étonnant de voir qu’un groupe de death metal tel Pungent Stench ait utilisé certains travaux de Witkin (le célèbre « Le Baiser » pour la pochette de Been Caught Buttering sorti en 1991) ou même Nine Inch Nails qui dans le clip de « Closer » s’inspire directement des clichés du photographe américain.

Par ailleurs le corps peut être montré vidé de l’âme qui l’habite. C’est une autre façon d’exposer une « beauté » impensable, celle de la mort, en face-à-face, celle sur laquelle les regards se détournent. L’allemand Rudolf Schäfer (né en 1952) a pris plusieurs clichés d’hommes, d’enfants et de femmes à la morgue de Berlin.

 Dominique Autié évoque sur son blog les clichés de Schäfer:

 « Il aurait ainsi placé son objectif dans une intermittence qui ne se mesure qu’à la blancheur immaculée du linge – comment concevoir, devant la sereine impassibilité de ces visages, l’imminence de l’œuvre délétère qu’a d’ores et déjà engagée la décomposition ? Le corps n’aurait, dans ces photos, d’autre fonction que de rendre intelligible et bouleversant le drap mortuaire : c’est lui dont on pressent, soudain, qu’il va trahir la souillure de la mort, livrer l’icône corporelle qui est en train de s’élaborer. C’est à la finesse de sa trame que celle ou celui qu’on en a vêtu dans la mort léguera sa dernière image, une empreinte intégrale, authentique plus que le film photographique ne le propose, composée d’extraits et d’esprits restitués de ce corps qui s’absente dans la nuit de la matière. Rudolf Schäfer n’a pas osé – pratiquement, cela ne pouvait guère s’envisager – photographier des suaires vides, comme put le faire, le 28 mai 1898, Secondo Pia, qui fut le premier à fixer sur la plaque sensible le Suaire de Turin. Celui-ci découvrit le soir même, en plongeant la plaque dans le révélateur, que le négatif seul est lisible : alors que le drap n’offre à la vue que des taches rougeâtres éparses, la pellicule photographique, par inversion, révèle le modelé du corps jusqu’en ses moindres accidents, jusqu’aux traces des blessures infligées au crucifié. C’est ainsi l’épreuve directement contretypée du négatif, beaucoup l’ignorent, que divulgue l’imagerie pieuse. » 

Enfin, c’est parfois dans un contexte culturel sclérosé tel celui de l’Autriche jusqu’au milieu du XXème siècle que l’exploitation iconographique du corps s’est amorcée de façon bien plus extrême. L’actionnisme viennois est un mouvement radical né au début des années 1960 qui regroupe des artistes peintres (Günter Brus, Otto Muehl, Hermann Nitsch, Rudolf Schwarzkogler entre autres) s’impliquant pour la plupart corporellement parlant dans les différents projets du mouvement. L’idée de libération du corps dans la performance est omniprésente, le corps devient objet et finalement un élément d’un décor mort et figé dans le temps. Ces performances, parfois dangereuses, s’achevèrent néanmoins à l’aube des années 1970. Quelques légendes circulent sur Rudolf Schwarzkogler, mort par défénestration en 1969. Günter Brus arrêta ses actions après Zerreißprobe (tentative d’auto-déchirement) à la radicalité engagée. L’approche analytique d’Hubert Klocker sur le mouvement permet de comprendre un peu mieux ce qui intéressait ces hommes de l’action bien que la meilleure explication en dehors du contexte politique de l’époque reste l’opinion que chacun pourra se faire face à la matière brute, la photographie.

  • Günter Brus

  • Rudolf Schwarzkogler

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Commentaire

  1. darkantisthene says:

    article bien sympatoche ! pour ceux qui souhaiteraient se documenter, je conseille les ouvrages de Paul Ardenne (notamment « l’image corps ») et Dominique Baqué (notamment « photographie plasticienne »)

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